12

— Oui, c’est bien moi, Pierre Ganneval. Entrez donc.

Il s’écarta pour laisser passer la jeune fille.

— Vous êtes vraiment très aimable de me recevoir, monsieur Ganneval. Je sais que vous devez être extrêmement occupé. Du reste vous ne pourrez probablement m’être d’aucun secours.

— Rien ne dit que je le veuille, même si je le pouvais, rétorqua-t-il. Asseyez-vous quand même, je vous prie.

Elle s’assit dans un fauteuil à l’extrémité du vaste meuble, mi-bureau, mi-table de laboratoire qui occupait presque toute la paroi du fond de la roulotte. Il la regardait froidement, remarquant cependant la finesse de ses cheveux blonds et ses yeux, parfois gris ardoise, parfois à peine plus sombres qu’un ciel sans nuages. Elle affectait une froideur étudiée qu’avec son entraînement d’ancien liseur de pensées il n’eut aucun mal à percer à jour.

« Elle est troublée, se dit-il. Elle a peur, et elle a honte en même temps. »

Il attendit sans mot dire qu’elle parlât la première.

— Il y a une chose que j’ai absolument besoin de savoir, commença-t-elle. Cela remonte à bien des années. J’en avais même presque perdu le souvenir avant de voir vos affiches. Ce sont elles qui ont réveillé ma mémoire... Je peux me tromper, mais si seulement...

Elle joignit les mains. Ganneval les observa une seconde avant de ramener son regard froid sur le visage de la jeune fille.

— Excusez-moi, monsieur Ganneval, je sais que j’ai du mal à en venir au fait. Tout cela est si vague... et si important pour moi à la fois... Voici ce dont il s’agit : quand j’étais une petite fille de sept ou huit ans j’avais un camarade de classe que j’aimais beaucoup. Il avait à peu près mon âge. Il s’est sauvé de chez lui après avoir eu je ne sais quelle horrible querelle avec son père adoptif. Je crois qu’il s’était blessé à la main, mais j’ignore si c’était grave. J’ai probablement été la dernière personne de la ville qui l’ait vu. Personne n’en a plus entendu parler depuis...

Ganneval prit quelques papiers sur son bureau, les feuilleta, les remit à leur place.

— Je ne vois vraiment pas ce que je peux faire pour vous miss... euh ?...

— Hallowell. Kay Hallowell. Je vous en prie, monsieur Ganneval, attendez que j’aie achevé ce que j’ai à vous dire. J’ai fait près de soixante kilomètres rien que pour pouvoir vous parler. Vous comprenez, je ne peux pas me permettre de négliger la plus petite chance de...

— Si vous commencez à pleurnicher, je vous mets à la porte, fit-il, les dents grinçantes.

Son intonation était si rude qu’elle sursauta.

— Continuez, reprit-il plus doucement.

— Merci. Ce ne sera pas long. Cela se passait un soir, juste après la tombée de la nuit, il pleuvait et il y avait du brouillard. Nous habitions sur la grand-route et j’étais sortie par la cuisine pour faire une commission... Je ne me rappelle plus quoi... En tout cas, quand je l’ai aperçu, il était debout à côté du signal de circulation. Je lui ai parlé. Il m’a demandé de ne dire à personne que je l’avais vu. Je lui ai obéi jusqu’à aujourd’hui. Et puis, continua-t-elle en fermant les yeux et en cherchant manifestement à retrouver dans sa mémoire les moindres détails de la scène, je crois que quelqu’un m’a appelée. J’ai tourné le dos à la barrière et je l’ai quitté. Mais j’ai jeté un dernier coup d’oeil de son côté avant de rentrer et je l’ai vu grimper dans l’arrière d’un camion qui s’était arrêté au feu rouge. C’était un de vos camions. J’en suis sûre. La peinture était absolument la même. Hier, quand j’ai vu vos affiches, je me suis souvenue...

Ganneval resta silencieux ; au fond de ses orbites creuses, ses yeux ne laissaient rien paraître de ses sentiments. Tout à coup il sembla s’apercevoir qu’elle avait fini.

— Cela se passait il y a douze ans, dites-vous ? Vous voulez, je suppose, savoir si ce petit garçon a rejoint ma troupe ?

— Exactement.

— Non. S’il l’avait fait, je l’aurais su.

— Oh !...

Sa faible exclamation exprimait le chagrin, mais en même temps la résignation. Au fond, elle ne s’était attendue à rien d’autre. Elle fit sur elle-même un effort visible.

— Il était très petit pour son âge, ajouta-t-elle. Il avait des cheveux et des yeux très noirs et un visage allongé. Il s’appelait Horty... Horton plutôt.

— Horty ?...

Ganneval interrogeait sa mémoire. Ces deux syllabes lui semblaient avoir un son familier. Où diable les avait-il entendues ? Il secoua la tête.

— Je ne me souviens de personne de ce nom, dit-il enfin.

— Je vous en prie, faites un effort. Vous comprenez...

Elle le regardait avec des yeux qui posaient une question désespérée.

— Vous pouvez me faire confiance, dit-il pour toute réponse.

Elle sourit.

— Merci. Voilà ce que je voulais vous dire : je suis menacée par un ignoble individu, à qui était autrefois confié le petit garçon. Cet homme est en train de faire une chose horrible : à propos d’une vieille affaire, il veut m’empêcher de toucher une somme d’argent qui m’est due à ma majorité. Et j’en ai besoin. Pas pour moi, mais pour mon frère. Il veut devenir médecin et...

— J’ai horreur des médecins, dit Ganneval, d’une voix qui exprimait une haine indicible.

Il se leva.

— J’ignore tout d’un petit garçon qui se serait appelé Horty et qui aurait disparu il y a douze ans, confirma-t-il. De toute façon, cela ne m’intéresserait absolument pas de le retrouver. Surtout si je devais ainsi aider quelqu’un à devenir un parasite et un charlatan de plus. Je ne suis pas un voleur d’enfants, et je ne veux me mêler ni de près ni de loin à une affaire qui sent l’enlèvement et le chantage à plein nez. Au revoir !

Elle s’était levée en même temps que lui. Elle ouvrait des yeux ronds.

— Je... je suis désolée. Vraiment, je...

— Au revoir.

Il avait pris la voix veloutée dont il se servait avec précaution pour bien montrer que son amabilité n’était qu’une virtuosité, qu’un vernis superficiel. Elle se dirigea vers la porte, l’ouvrit et se retourna une dernière fois vers lui.

— Puis-je vous laisser mon adresse, pour le cas où un jour...

— Inutile, dit-il en lui tournant le dos et en allant se rasseoir.

Il entendit la porte se refermer sur Kay.

Il ferma les yeux ; les fentes minces de ses narines se dilatèrent jusqu’à devenir de larges trous ronds. Ah ! ces humains avec leurs machinations complexes, inutiles, futiles à la fois ! Qu’ils présentaient donc peu de mystères, peu de problèmes ! Tout ce qui intéresse les hommes peut se ramener à une simple question : « Qu’avez-vous à y gagner... ? » Que pouvaient-ils deviner d’une forme de vie d’où la notion de gain était absente ? Que pouvait penser un humain d’êtres comme les cristaux capables de communiquer entre eux mais n’osant pas le faire, de coopérer entre eux, mais dédaignant de le faire ?

Et que feraient les humains  – ici, Ganneval se permit un sourire  – quand il leur faudrait combattre la race rivale ? Quand ils auraient affaire à un ennemi qui, après avoir avancé, dédaignerait de consolider son avance, et reporterait dans un autre secteur un effort différent du premier, par sa nature et son intensité ?

— Hé... le Cannibale !

— Qu’on me foute la paix ! Qu’y a-t-il encore ?

La porte s’entrebâilla prudemment.

— Il y a quelqu’un qui...

— Entre, La Havane, et parle distinctement. J’ai horreur qu’on marmonne entre ses dents.

La Havane se glissa dans la roulotte après avoir déposé son cigare sur les marches de bois.

— Il y a un homme là, dehors, qui voudrait vous parler.

— On dirait que tes cheveux grisonnent ! Je devrais dire ce qu’il en reste ! Fais-les teindre !

— O.K., O.K., tout de suite. Dès cet après-midi. Je vous demande pardon.

Il frottait ses pieds sur le plancher d’un air lamentable.

— Et pour le type qui attend dehors. Qu’est-ce que je fais ?

— J’ai eu ma suffisance de visites pour la journée, dit Ganneval. J’en ai marre de tous ces oisifs qui veulent des choses impossibles et d’ailleurs parfaitement inutiles. Tu as vu cette fille qui sort d’ici ?

— Oui. C’est ce que j’essayais de vous dire. Le type l’a vue aussi. Vous comprenez, il attendait que vous le receviez. Il a demandé à Johnward où il pourrait vous trouver et...

— Je crois bien que je vais foutre Johnward à la porte. C’est un forain, pas un huissier de ministère ! Qu’est-ce que ça signifie de m’amener comme ça des gens exprès pour m’embêter ?

— Il a dû penser que vous aviez intérêt à recevoir ce type-là, dit timidement La Havane. En arrivant près de votre roulotte il m’a demandé si vous étiez occupé. Je lui ai dit que oui ; que vous parliez à quelqu’un. Il a dit qu’il attendrait. A ce moment-là, la porte s’est ouverte et la jeune fille est sortie. Elle a mis une main sur la rampe et s’est retournée pour vous dire un mot. Le type  – c’est sûrement un gros bonnet, vous savez  – a failli tomber raide en voyant sa figure. Ce n’est pas croyable l’effet que ça lui a fait. Il m’a empoigné par l’épaule avec une telle force que j’en aurai sûrement un bleu pendant huit jours. « C’est elle, c’est elle ! » qu’il a crié. « Qui ça ? » que je lui ai fait. « Il ne faut pas qu’elle me voie », qu’il m’a dit. « C’est une diablesse ! Elle s’est coupé les doigts et ils ont repoussé ! »

Ganneval se redressa tout à coup dans son fauteuil et pivota sur lui-même pour se trouver face à face avec le nain.

— Continue, La Havane, dit-il de sa voix la plus douce.

— Ma foi, c’est tout. Sauf qu’il s’est planqué derrière la baraque de Gogol pour qu’on ne le voie pas et qu’il a jeté un coup d’oeil sur la fille au moment où elle passait devant lui. Elle ne l’a même pas vu.

— Où est-il en ce moment ?

La Havane jeta un coup d’oeil au-dehors.

— Toujours à la même place. Il fait une sale gueule. On dirait qu’il va avoir une attaque.

Ganneval se leva de son fauteuil et sortit rapidement. Il laissa La Havane décider s’il avait intérêt à se ranger ou à rester sur place. Le nain bondit de côté pour laisser passer Ganneval, mais pas assez vite pour esquiver la hanche osseuse de ce dernier qui heurta la pommette grassouillette de La Havane avec assez de violence pour assommer à moitié le malheureux.

Ganneval courut vers l’inconnu qui se terrait toujours derrière la baraque, assis par terre. Il s’agenouilla et lui posa une main exercée sur le front. Il le trouva moite et glacé.

— Cela va passer, dit-il d’une voix grave et apaisante. Vous n’avez rien à craindre avec moi. Vous êtes en sûreté.

Il insista sur le mot « sûreté » parce que l’homme était manifestement en proie, pour une raison mystérieuse, à une peur panique qui le rendait aux trois quarts imbécile. Ganneval ne lui posa aucune question, mais continua à lui prodiguer des paroles lénifiantes.

— Vous êtes en bonnes mains. Ne craignez rien. Il ne peut rien vous arriver maintenant. Venez, nous allons boire quelque chose. Cela vous fera du bien.

Les yeux glauques de l’inconnu se fixèrent lentement sur Ganneval. Il sembla retrouver sa lucidité ; un certain embarras apparut sur ses traits.

— Hum... dit-il. Euh... petite attaque de... de vertige... vous comprenez. Désolé de... euh... !

Courtoisement, Ganneval l’aida à se lever, ramassa le chapeau mou qui avait roulé sur le sol et l’épousseta.

— Mon bureau est à deux pas, dit-il. Venez donc vous asseoir un moment.

Saisissant le coude de l’inconnu d’une main ferme, Ganneval l’entraîna jusque dans sa roulotte. Il l’aida à grimper les deux marches et allongea le bras pour lui ouvrir la porte.

— Voulez-vous vous étendre un peu ? proposa-t-il.

— Non, non. Merci beaucoup. Vous êtes tout à fait aimable, mais...

— Alors asseyez-vous là. Vous ne serez pas trop mal. Je vais vous faire boire quelque chose pour vous remonter.

Il ouvrit un petit placard et y prit une bouteille de vieux porto. D’un tiroir de son bureau il tira une petite fiole et versa deux gouttes du liquide qu’elle contenait dans un verre qu’il remplit ensuite de porto.

— Tenez, buvez ça. Ça vous fera du bien. C’est un peu d’amytal de sodium. Juste de quoi vous calmer les nerfs.

— Merci, merci beaucoup, dit l’autre en buvant avec avidité. Vous êtes bien monsieur Ganneval, n’est-ce pas ?

— A votre service.

— Je suis le juge Bluett. Du tribunal civil de l’Etat. Hum...

— Très honoré...

— Du tout, du tout. C’est moi qui... J’ai fait cent kilomètres en auto pour venir vous voir et j’en aurais fait de bon coeur le double. Vous êtes un homme très connu.

— Je ne m’en étais jamais douté, dit Ganneval.

Il pensait en même temps : « Cette baudruche dégonflée est à peu près aussi menteuse que moi ! »

— Que puis-je faire pour vous ? ajouta-t-il tout haut.

— Hum... Voyez-vous... C’est une question... euh... d’intérêt scientifique. Vous comprenez, j’ai lu un magazine où il était question de vous. On y disait que vous en saviez plus long sur les mons... les phénomènes, veux-je dire, et toutes les questions analogues que n’importe qui au monde.

— C’est beaucoup dire, protesta Ganneval. Evidemment je travaille dans la partie depuis bien des années, mais malgré tout... Que vouliez-vous donc savoir ?

— Oh ! quelque chose dont on ne parle pas dans les livres. Et que même l’on n’oserait pas demander à un de ces prétendus savants officiels. Ce qui n’est pas déjà imprimé les fait toujours sourire.

— Ma propre expérience vous donne raison sur ce point, monsieur le juge. Mais pour ma part, je vous dis tout de suite que je n’ai pas le sourire facile.

— Parfait. Dans ce cas je vais vous poser ma question. Etes-vous au courant de la question de... euh... enfin des phénomènes de régénération ?

Ganneval se cacha les yeux derrière sa main. Cet imbécile allait-il enfin cesser de tourner autour du pot ?

— De quel genre de régénération ? demanda-t-il. Celle des anneaux de nématodes ? La cicatrisation des cellules ? Ou voulez-vous parler de la recharge des vieilles batteries d’accus ?

— Je vous en prie, coupa le juge avec un geste mou. Je suis tout à fait profane en ces matières, monsieur Ganneval. Il vous faudra employer un langage accessible à un ignorant comme moi. Voici ce que je voudrais savoir : jusqu’à quel point, après une blessure, une coupure grave, la restauration des chairs est-elle possible ?

— Qu’appelez-vous grave ?

— Euh... disons, par exemple, à la suite d’une amputation.

— Oui, je vois... C’est très variable, monsieur le juge. L’extrémité d’un doigt pourrait à la rigueur repousser. Un os coupé repousse aussi parfois de façon surprenante. Pourquoi ? Vous connaissez un cas où la régénération des tissus aurait été... disons... exceptionnelle ?

Un long silence tomba. Ganneval remarqua que le juge pâlissait. Il lui versa un nouveau verre de porto et s’en servit un à lui-même. Il se sentait intérieurement de plus en plus surexcité.

— Je connais effectivement un tel cas. Du moins, je veux dire... Hum... Enfin, il me semble... Vous comprenez, j’ai assisté en personne à l’amputation.

— Une amputation d’un bras ? D’une jambe peut-être, ou d’un pied ?

— De trois doigts, dit le juge. De trois doigts entiers. Il semblerait qu’ils aient, par la suite, repoussé. Et cela en quarante-huit heures. Un ostéologiste bien connu m’a ri au nez quand je lui ai posé la question. Il n’a jamais voulu croire que je parlais sérieusement.

Il se pencha si brusquement en avant que la peau flasque de ses joues en trembla.

— Qui est donc la jeune fille qui vient de sortir d’ici ? demanda-t-il.

— Une collectionneuse d’autographes, dit Ganneval d’une voix lasse. Aucune importance. Continuez, je vous en prie.

Le juge avala sa salive avec difficulté.

— Elle s’appelle... Kay Hallowell, dit-il enfin.

— C’est possible. C’est fort possible. Pourquoi changez-vous de sujet ? demanda Ganneval avec impatience.

— Je ne change pas de sujet, répliqua le juge avec chaleur. J’ai vu cette jeune fille, ce monstre, devrais-je dire, se couper à elle-même, en pleine lumière et sous mes yeux, trois doigts de sa main gauche.

Il secoua la tête avec force en faisant saillir sa lèvre inférieure et se renfonça dans son fauteuil.

S’il s’était attendu à une réaction brusque de son hôte, il ne fut pas déçu. Ganneval se dressa d’un bond.

— La Havane ! hurla-t-il.

Il courut jusqu’à la porte et se remit à hurler.

— Où est-il passé ce... Ah ! te voilà, La Havane ! Rattrape la jeune fille qui vient de sortir d’ici. Tu m’as bien compris. Retrouve-la et ramène-la-moi. Arrange-toi comme tu voudras, je m’en fous, pourvu que tu la ramènes.

Il fit claquer ses mains l’une contre l’autre dans une explosion d’impatience.

— Et au trot ! ajouta-t-il.

Il revint s’asseoir dans son fauteuil. Ses pensées crispaient malgré lui son visage. Il regarda tour à tour ses mains, puis le juge.

— Vous êtes bien sûr de ce que vous dites ? demanda-t-il.

— Parfaitement.

— De quelle main s’agissait-il ?

— De la gauche.

Le juge passa un doigt autour de son faux col.

— Ah ! monsieur Ganneval, si ce garçon la ramenait ici, ma foi... je... euh... enfin...

— Si je comprends bien, elle vous fait peur ?

— C’est-à-dire que... enfin, ce n’est pas tout à fait exact, dit le juge. J’ai été étonné, voilà tout... Hum... On le serait à moins...

— Non, dit Ganneval. Mon cher, vous mentez comme un arracheur de dents.

— Moi, je mens ?

Bluett gonfla sa poitrine en dévisageant le forain d’un air furieux.

Ganneval ferma à demi les yeux et commença à compter ses arguments sur ses doigts.

— Il semble que ce qui vous a fait si peur, il y a quelques minutes, soit d’avoir vu la main gauche de cette jeune fille. Bon. Vous avez dit au nain que ses doigts avaient repoussé. C’était donc manifestement la première fois que vous voyiez sa main ainsi régénérée. Et pourtant vous prétendez avoir consulté un ostéologiste à ce propos. Alors ?...

— Il n’y a aucun mensonge là-dedans, dit Bluett avec quelque raideur. Il est exact que j’ai aperçu sa main régénérée au moment où elle s’est arrêtée sur le pas de votre porte. Exact aussi que je la voyais pour la première fois. Mais j’ai également assisté à l’amputation de ses doigts, ce qui suffisait amplement à justifier ma surprise.

— Dans ce cas, rétorqua Ganneval, pourquoi être venu de si loin me poser des questions à propos de régénération ?

Tout en observant le juge qui cherchait avec difficulté une réponse satisfaisante, il poursuivit :

— Allons, allons, monsieur le juge, ou bien vous ne m’avez pas avoué votre véritable intention en venant ici, ou bien... vous avez déjà assisté à un cas semblable de régénération. Ah ! c’est cela, à ce que je vois ? (Ses yeux étincelèrent.) Je crois que vous feriez mieux de me raconter toute l’histoire, insista-t-il.

— Ce n’est pas cela du tout, protesta le juge. Vraiment, monsieur Ganneval, j’ai peu de goût pour ce contre-interrogatoire. Je ne vois pas...

Habilement, Ganneval remua la terreur qui rôdait si près de cet homme aux yeux glauques.

— Vous courez un plus grand danger que vous ne le pensez, interrompit-il. Je sais de quel danger il s’agit et je suis probablement le seul homme au monde qui puisse vous venir en aide. Vous allez coopérer avec moi, ou sortir instantanément d’ici... à vos risques et périls.

Pour prononcer ces mots il avait abaissé sa voix flexible jusqu’à un diapason à la fois doux et vibrant qui acheva de faire perdre la tête au juge. Les horreurs imaginaires qui se reflétaient sur son visage blêmissant devaient être peu banales, pour ne pas dire plus. Ganneval se renforça dans son fauteuil en souriant légèrement.

— Vous permettez ?

Le juge se versa un second verre de porto.

— Ah !... Cela va mieux. Eh bien, allons-y. Je dois vous dire pour commencer que cette affaire a été pour moi un grand sujet de... euh... de perplexité. Du moins jusqu’au moment où j’ai revu tout à l’heure cette jeune fille. A ce propos, je désire à tout prix qu’elle ne me rencontre pas. Ne pourriez-vous...

— Quand La Havane la ramènera, je vous cacherai dans un coin. Continuez.

— Merci beaucoup. Je reprends : il y a quelques années, j’ai recueilli un enfant chez moi. Un horrible petit monstre. Quand il a eu sept ou huit ans, il s’est enfui. Je n’en ai plus jamais entendu parler. Je suppose que, à l’heure actuelle, il doit avoir dans les dix-neuf ans... s’il est encore de ce monde. Or... il me semble y avoir un certain rapport entre lui et cette jeune fille...

— Quel genre de rapport ? demanda Ganneval.

— Eh bien, elle... elle avait l’air au courant de certains détails de son existence...

Voyant Ganneval agiter les pieds avec impatience, il se jeta enfin à l’eau.

— A vrai dire, il s’était autrefois produit un incident ennuyeux... Ce garçon dont je vous parlais était extrêmement insubordonné. Un jour j’ai été forcé de le corriger et j’ai voulu l’enfermer dans un placard pour le punir. Sa main... il s’agissait d’un simple accident, notez bien... bref, il a eu les doigts pris dans la porte... Hum... Oui, ç’a été un moment bien pénible...

— Continuez donc !

— J’ai cherché par la suite à savoir... enfin, vous me comprenez... Si cet enfant est encore vivant il a pu me garder rancune de cette histoire. En outre il n’était pas parfaitement équilibré. On ne sait jamais quelles répercussions un choc de ce genre peut entraîner dans une cervelle peu solide...

— Autrement dit, vous avez eu des remords assez cuisants et surtout une trouille de tous les diables ! Vous avez cherché partout la trace d’un jeune homme auquel il aurait manqué des doigts. Des doigts... Venons au fait. Qu’est-ce que tout ceci a à voir avec cette jeune fille ?

La voix de Ganneval avait claqué comme un fouet.

— Je... je suis incapable de vous le dire exactement, marmonna le juge. Elle paraissait au courant de l’histoire de ce petit. Je veux dire par là qu’elle a fait une fois allusion à son sujet... elle a dit qu’elle me ferait souvenir de... du mal que j’avais fait autrefois à quelqu’un. Là-dessus elle a pris un hachoir et s’est coupé les doigts. Elle a disparu ensuite. Je l’ai fait rechercher par un détective privé. Il a découvert qu’elle devait se rendre ici... le détective m’a prévenu... et me voilà... C’est tout.

 

Ganneval ferma les yeux. Il réfléchissait profondément.

— Tout à l’heure, quand je l’ai vue, dit-il, ses doigts étaient parfaitement normaux.

— Hé, je le sais fichtre bien ! Mais je vous répète que j’ai vu de mes propres yeux...

— C’est bon, c’est bon. Admettons qu’elle se soit coupé les doigts. Maintenant voulez-vous enfin me dire pourquoi vous êtes venu me trouver ?

— Je... Je viens de vous le dire. Quand une chose pareille vous arrive, on oublie tout ce qu’on sait et on repart de zéro. Ce que j’avais vu étant impossible, j’ai dû me mettre à raisonner comme si tout était possible... tout, comprenez-vous ?

— Allez-vous accoucher ? rugit le Cannibale.

— Dites donc, vous m’embêtez à la fin !

Pendant quelques secondes chargées d’électricité, ils se dévisagèrent avec fureur.

— J’essaie précisément de vous expliquer que je ne sais pas bien moi-même pourquoi je suis venu, reprit le juge, capitulant le premier. Je ne sais rien. Je me souvenais de cet enfant et de ses doigts écrasés, quand, brochant sur le tout, est arrivée l’histoire de cette jeune fille et de ce qu’elle a fait sous mes yeux... J’ai commencé à me demander si elle ne faisait pas qu’un avec le garçon... Je vous dis que le mot « impossible » n’a plus de sens pour moi. Comprenez-moi : la jeune fille avait la main en parfait état avant qu’elle ne se coupe les doigts ; si, d’une manière ou d’une autre, elle ne faisait qu’un avec le garçon, c’est que ses doigts à lui avaient repoussé. S’ils avaient repoussé une fois, ils pouvaient repousser encore. S’il le savait à l’avance, il pouvait se les couper sans crainte.

Le juge haussa les épaules, leva les bras au ciel et les laissa mollement retomber.

— Si bien, conclut-il, que j’ai fini par me demander quel genre de créature pouvait faire repousser ses doigts à volonté. C’est tout.

Les orbites de Ganneval s’enfoncèrent profondément ; au fond flamboyaient ses yeux noirs, qui observaient attentivement le juge.

— Ce... ce garçon qui pourrait être une fille, murmura-t-il, comment s’appelait-il donc ?

— Horton. Nous l’appelions Horty. C’était un petit vicieux.

— Tâchez de préciser vos souvenirs. Avait-il quelque chose d’extraordinaire dans sa manière de se comporter quand il était enfant ?

— Je crois bien ! A mon avis il n’était pas normal. Tenez, par exemple, ce fait de s’attacher pareillement à des jouets sans valeur... Et puis il avait des habitudes répugnantes.

— Quelles habitudes ?

— Il a été renvoyé de son école parce qu’il mangeait des insectes.

— Ah ! ah ! Des fourmis, peut-être ?

— Comment le savez-vous ?

Ganneval se leva, marcha jusqu’à la porte et revint sur ses pas. Son coeur battait à grands coups, tant il se sentait surexcité.

— A quelle sorte de jouet s’attachait-il donc tant ?

— Oh ! j’ai oublié. Cela n’a aucune importance.

— Vous voudrez bien m’en laisser seul juge, dit sèchement Ganneval. Faites un effort, mon cher, si vous tenez à la vie.

— Mais je ne peux pas ! Je ne peux pas !

Bluett leva les yeux vers le Cannibale et baissa promptement pavillon devant ses prunelles étincelantes.

— C’était une espèce de diable à ressort. Une chose horrible à voir !

— A quoi ressemblait-il ? Allez-vous parler, nom de Dieu ?

— A quoi ress... Ah ! le diable ? Ma foi, il était assez grand avec une tête de polichinelle et un grand nez crochu qui lui tombait jusqu’au menton. Le gosse ne le regardait presque jamais, mais il tenait à l’avoir près de lui. Une fois, je l’avais jeté, mais le docteur a exigé que je le retrouve et que je le rapporte. Horton avait failli en mourir.

— Vraiment ? grogna le Cannibale d’une voix âpre et triomphante. Et dites-moi donc, le petit avait ce jouet depuis sa naissance, n’est-ce pas ? Et le jouet avait quelque chose de particulier, comme un bouton de verre taillé ou un cabochon brillant ?

— Comment le savez-vous ? commença de nouveau Bluett que, une fois de plus, arrêta court le rayonnement de furieuse impatience qui émanait de toute la personne du forain. Oui, acheva-t-il, ses yeux étaient comme vous le dites.

Ganneval se rua sur le juge, le saisit par les épaules et le secoua comme un prunier.

— Vous avez voulu dire son oeil, n’est-ce pas ? Il n’y avait bien qu’un cabochon ? demanda-t-il, haletant.

— Lâchez-moi, lâchez-moi donc, gémit Bluett en repoussant faiblement les mains griffues de Ganneval. J’ai bien dit « ses yeux ». Ses deux yeux. Ils étaient tous les deux pareils. Et pas plaisants à regarder, je vous jure ! On aurait dit qu’ils étaient comme phosphorescents.

Ganneval se redressa lentement et recula d’un pas.

— Deux ! murmura-t-il dans un souffle. Il y en avait deux...

Il ferma les yeux. Son cerveau bourdonnait. Un enfant qui disparaît... Des doigts... des doigts écrasés. Une jeune fille aussi... et les âges coïncident... Horton... Horton... Horty... Son esprit fit une sorte de looping et revint brusquement dans le passé. Il y vit un petit visage brun crispé par la douleur et qui disait : « A la maison on m’appelait Hortense, mais maintenant tout le monde dit Kiddo. » Kiddo. La naine qui était arrivée avec une main écrasée et qui avait quitté la troupe il y avait deux ans... Que s’était-il donc passé lors de son départ ? Il lui avait demandé quelque chose... Il avait voulu voir sa main et elle avait disparu la nuit suivante...

Sa main. Lors de son arrivée, il l’avait désinfectée, nettoyée, débarrassée de ses tissus nécrosés, recousue. Il l’avait soignée chaque jour pendant des semaines jusqu’à ce que le tissu cicatriciel fût formé sur toute la surface de la plaie et qu’il n’y eût plus aucun danger d’infection. Après quoi, pour une raison ou pour une autre, il ne l’avait plus jamais regardée. Pourquoi donc, au fait ? Ah oui !... à cause de Zena... Zena lui avait toujours répété que la main de Kiddo allait très bien... Il entrouvrit ses yeux en deux fentes étroites. « Je le retrouverai ! » gronda-t-il.

 

On frappa à la porte.

— Hé, Cannibale ! dit une voix timide.

— C’est le nain, bredouilla Bluett en se levant d’un bond. Avec cette fille ! Que vais-je ?... où vais-je ?...

Ganneval lui lança un coup d’oeil qui le figea, puis le juge se laissa retomber sur sa chaise. Le forain se leva, gagna la porte et l’entrebâilla.

— Tu l’as trouvée ? demanda-t-il.

— C’est-à-dire que, vous comprenez...

— Ça ne m’intéresse pas, dit Ganneval d’une voix basse, mais terrible. Tu ne me l’as pas ramenée comme je te l’avais dit, c’est tout.

Il referma la porte avec soin et se retourna vers le juge.

— Foutez-moi le camp, dit-il.

— Hein ? Hum... Mais qu’est-ce qui...

— Foutez-moi le camp !

Cette fois Ganneval avait poussé un véritable hurlement. Son regard avait tout à l’heure coupé bras et jambes à Bluett, mais sa voix lui rendit soudain l’usage de ses membres. Le juge était déjà debout et à mi-chemin de la porte avant que le rugissement du forain eût cessé de vibrer dans la roulotte. Il voulut dire quelque chose, mais ne parvint qu’à remuer silencieusement sa bouche humide.

— Je suis le seul être au monde qui puisse vous venir en aide, dit Ganneval.

Le visage de Bluett montra clairement que ce retour instantané au ton d’une conversation courtoise était peut-être ce qui l’affolait le plus chez son hôte. Il alla jusqu’à la porte et s’arrêta.

— Je ferai de mon mieux, monsieur le juge, promit Ganneval. Vous aurez de mes nouvelles d’ici peu, vous pouvez en être sûr.

— Ah ! dit l’autre. Bien... Hum... Si je puis vous être utile en quoi que ce soit, monsieur Ganneval, vous n’avez qu’à me faire signe. Tout ce qui sera en mon pouvoir...

— Merci. J’aurai sûrement besoin de votre aide.

Les traits osseux de Ganneval se figèrent à l’instant précis où il eut achevé sa phrase. Bluett se hâta de disparaître.

Pierre Ganneval continua à fixer l’endroit où, quelques secondes plus tôt, se trouvait encore le visage tuméfié du juge. Il ferma soudain le poing et l’abattit violemment contre la paume de son autre main. « Zena ! » dit-il, d’un simple mouvement des lèvres. La rage le fit pâlir tout à coup au point qu’il manqua en défaillir. Il s’approcha de son bureau, s’assit, posa ses coudes sur son sous-main, son menton dans le creux de ses paumes et commença à émettre des ondes psychiques de haine qui étaient en même temps des ordres impérieux.

» Zena ! Zena ! Ici ! Viens ici ! »